Pendant de nombreuses années, les défenseurs du revenu de base ont fait pression pour que des projets pilotes démontrent le pouvoir de donner de l’argent à tous les citoyens. Tous les partisans semblent utiliser le projet de courte durée de Dauphin, au Manitoba, qui eut lieu dans les années 1970, comme un argument en faveur d’autres projets. Ces pressions exercées par les défenseurs du revenu de base ont donné lieu à deux projets pilotes: l’un en Finlande et l’autre en Ontario. Le projet finlandais se terminera selon toute vraisemblance à la fin de 2018. En effet, avec le parti actuellement au pouvoir, qui était dans l’opposition lorsque le projet a été adopté et qui s’y opposait fortement, rien n’indique que le projet sera prolongé. Quant à l’Ontario, le nouveau gouvernement a annoncé son intention de mettre fin à un projet qui vient à peine de commencer. Ces exemples démontrent bien la fragilité politique de ce type d’expérimentation pour le mouvement mondial du revenu de base.
Le but de ces projets était de recueillir des données scientifiques sur les effets du revenu de base et de s’en servir pour convaincre le public, les bureaucrates et les politiciens qu’il s’agissait d’une idée réaliste et logique. Cependant, la sphère publique étant ce qu’elle est, les deux projets n’ont pas donné les résultats escomptés. Il s’agit ici du coeur du problème : si des projets de revenu de base sont lancés par des politiciens, ils seront arrêtés par des situations politiques.
Les deux projets pilotes mis en place partageaient le même défaut : ils visaient tous deux les pauvres. Ils ont été conçus pour démontrer les avantages d’un revenu de base par rapport au système d’aide sociale traditionnel plutôt que de démontrer les avantages d’un revenu de base à davantage de groupes de la société (étudiants, contribuables, personnes âgées, etc.). En limitant les projets aux personnes qui se situent à des niveaux d’aide sociale ou qui s’en approchent, les projets se sont positionnés comme un autre programme d’aide sociale pour les pauvres. Comme dans la plupart des pays, la classe moyenne, qui travaille dur et paie des impôts, a peu de patience pour les assistés sociaux. Cela s’explique en partie par la limitation du revenu disponible et par la nature humaine. Nous avons vu, pays après pays, la réduction de programmes d’aide sociale dans le but d’équilibrer le budget, d’obtenir des votes ou de libérer des fonds pour d’autres programmes. Presque aucun pays au cours des trente dernières années n’a augmenté la taille de ses programmes d’aide sociale. Cela devrait être un (gros) indice pour les défenseurs du revenu de base.
La plupart des contribuables ont une patience limitée pour les gens qui ne travaillent pas (pour de l’argent). Penser autrement est tout simplement idéaliste et ne correspond pas à la population moyenne (votante). Lors d’un récent débat sur le revenu de base à Montréal, au Québec, j’ai demandé à la célèbre spécialiste du revenu de base Evelyn Forget comment, selon elle, devrions-nous payer pour un revenu de base. Selon elle, nous devrions augmenter les impôts des sociétés et des particuliers. Quand j’ai répondu que cela serait difficile dans la situation politique et économique actuelle, elle m’a répondu que c’était la meilleure façon de le faire et que les gens n’auraient qu’à “composer” avec des impôts plus élevés.
Je crois fermement que la façon dont nous finançons un revenu de base est SA caractéristique déterminante. Si vous le financez par les impôts, il sera considéré comme un autre programme d’aide sociale semblable aux programmes existants. C’est là un problème majeur puisque l’idée du revenu de base vise à se différencier des autres programmes. Si nous le finançons de la même manière, soit par le biais de l’impôt et de la redistribution, nous ébranlons l’argument qui rend le revenu de base si attrayant. Le revenu de base est censé briser le moule, joindre la gauche et la droite, simplifier la bureaucratie et donner plus de liberté aux individus pour construire leur vie. Si nous le finançons par le biais des impôts sur les travailleurs, il sera considéré (à juste titre) comme un transfert des travailleurs vers les non-travailleurs.
Par analogie avec la défense du revenu de base, nous pouvons examiner les défenseurs du logement abordable. Les deux groupes de militants estiment que leur proposition respective constitue un droit fondamental et que le logement devrait être facilement accessible. Dans le premier cas, les défenseurs du revenu de base soutiennent que tous les membres d’un pays développé devraient avoir un niveau de revenu minimum qui assure l’essentiel dans la vie. Les défenseurs du logement abordable font valoir que le logement est un droit et non un privilège, et qu’il devrait être abordable pour tous les membres de la société. Je suis d’accord avec les deux, mais la façon dont nous mettons en œuvre l’une ou l’autre est déterminante eu égard à la perception du projet par le grand public.
Par exemple, le niveau de logements abordables dans la plupart des pays occidentaux ont en fait diminué en pourcentage global du marché du logement. Cela est dû au fait que les défenseurs du logement abordable adoptent la même approche que les défenseurs du revenu de base – à savoir que le logement abordable est là pour alléger le stress du logement cher et que le logement abordable devrait surtout profiter aux moins fortunés. En partageant leur sort avec les pauvres, ils limitent gravement la base de leur soutien politique.
Comparons cela à Vienne, en Autriche. À Vienne, environ 50 % du parc de logements appartient à la ville, qui en assure la gestion et l’entretien. La moitié du parc de logements constitue donc un bien public. Les loyers sont remarquablement abordables pour une ville de classe mondiale, ce qui apporte dynamisme et diversité. Cependant, la principale raison pour laquelle cela a été possible (outre la Seconde Guerre mondiale) est que la classe moyenne et la classe économique inférieure avaient un intérêt direct dans le succès de ce logement social. Cette base politique beaucoup plus large assure la poursuite des projets de logements abordables. Le revenu de base doit adopter la même approche et cesser de préconiser des projets pilotes de revenu de base comme substitut à l’aide sociale ou comme outil de réduction de la pauvreté. C’est peut-être le cas, mais nous ne devrions pas plaider en faveur d’un revenu de base de cette façon.
Comparons le succès de ces projets pilotes de revenu de base au Fonds de dividendes de l’Alaska, créé en 1976. Le fonds demeure encore aujourd’hui extrêmement populaire et ne risque pas de disparaître. Pourquoi ? Parce que tout le monde comprend ! Aucun projet pilote n’a été réalisé avant la création du fonds de dividendes de l’Alaska et aucun effet négatif n’est apparu après sa mise en œuvre. S’il y a une voie à suivre pour le revenu de base, c’est la mise en œuvre d’un niveau inférieur de revenu de base, mais qui s’adresse à tous – en particulier aux contribuables qui travaillent dur et qui votent.
Il est temps que les défenseurs du revenu de base changent leur fusil d’épaule et modifient leur stratégie pour convaincre la personne moyenne de voter en faveur de cette mesure. Il peut s’agir d’un parti politique distinct (pour un autre poste) ou d’un partisan clair du revenu de base, comme Andrew Yang aux États-Unis, qui a placé le revenu de base au centre de sa campagne présidentielle. Quelle que soit la façon dont vous voyez les choses, tentez de faire en sorte que le revenu de base devienne une réalité en remplaçant ou en complétant les prestations d’aide sociale est une idée vouée à l’échec. Mettez la classe moyenne de votre côté et vous gagnerez la guerre, sinon faites-le à vos propres risques et périls.
Le 17 octobre dernier, Asian Women for Equality de McGill organisait leur deuxième discussion publique sur le revenu de base et le développement durable à Montréal. L’événement a consisté en une table ronde sur le rôle du revenu de base dans la construction d’un avenir durable. Celle-ci était composée de Rob Rainer du Réseau canadien pour le revenu garantie, et de Cathy Orlando, fondatrice du Lobby Climatique des Citoyens de Canada. Des représentants communautaires de Justice Climatique Montréal, du Symposium de recherche sur le développement durable de McGill et d’Action Réfugiés Montréal étaient également présents pour poser des questions et guider la discussion pour les dizaines de citoyens qui se sont présentés pour en apprendre plus à propos du revenu de base et du développement durable.
Sarah Mah, organisatrice principale de l’événement et porte-parole d’Asian Women for Equality, a débuté la soirée en soulignant la pertinence du sujet abordé. Moins de deux semaines après la publication du rapport par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Mah a mentionné l’urgence de trouver des solutions viables pour lutter contre le changement climatique, sous peine de catastrophe écologique. Comme elle l’a expliqué, les pays les plus pauvres sont les plus affectés par les problèmes climatiques et n’ont pas les ressources nécessaires pour y faire face. De même, le lien entre pauvreté, identité et climat est devenu évident: les femmes pauvres sont plus touchées par le changement climatique que tout autre groupe. En effet, il y a en moyenne 75% de plus de femmes que d’hommes qui meurent dans des circonstances liées à des catastrophes environnementales.
Heureusement, tout espoir n’est pas perdu – un point que Rob Rainer, a souligné dans sa présentation. Celui-ci a expliqué que si nous voulons un vrai changement, nous avons besoin de plus que de simples engagements transitoires; mais plutôt un changement de paradigme, c’est-à-dire un changement qui affecterait considérablement nos relations sociales, économiques et écologiques avec le monde qui nous entoure. Pour Rainer, ce changement consiste dans un revenu de base pour tous. Même si le revenu garanti représente un changement radical, il est plus possible aujourd’hui que jamais auparavant. Le Canada ayant déjà un revenu garanti pour les enfants et les adultes plus âgés – pourquoi ne pas en créer un pour le reste de la population?
Tel que Rainer l’a souligné, “ne croyez jamais que nous ne pouvons pas nous permettre d’obtenir un revenu de base […] dans un grand pays riche comme celui-ci”. Avec un revenu de base, les gens auraient davantage de ressources et de temps pour faire des choix plus écologiques et s’impliquer dans leur communauté. Le revenu de base donnerait aux citoyens les moyens de s’engager dans l’agriculture urbaine, de participer aux économies alimentaires locales, de surveiller la faune, de nettoyer les rives du plastique et de participer à une politique environnementale plus large. Toutes ces choses sont nécessaires si nous voulons améliorer l’état de notre planète. Cependant, comme le mentionnait Rainer, il est très difficile de faire ces choses sans les moyens adéquats. Un revenu garanti nous fournirait ces moyens et donnerait aux gens l’occasion de s’engager avec leur communauté et leur environnement.
La deuxième panéliste, Cathy Orlando, a repris à son compte plusieurs arguments de Rainer, mais a surtout démontré que l’effet du revenu garanti sur l’environnement représente beaucoup plus que la promotion d’action individuelle. Le revenu garanti pourrait en effet être (en partie) financé par une politique de redevance de carbone et de dividende. De cette façon, le revenu garanti renforcerait non seulement l’action environnementale après que les gens aient reçu leur argent, comme l’expliquait Rainer, mais pourrait également être financé de manière à inciter les gens à réduire leur contenu de CO2 dès le départ. Or, qu’est-ce qu’une politique de taxe sur le carbone et de dividende? Comme l’a expliqué Orlando, une politique de taxe du carbone et de dividende «impose une redevance de plus en plus importante sur la pollution par le carbone et redonne tout l’argent aux gens sous forme de chèque, quel que soit leur revenu, indépendamment de leur contenu CO2». De plus, Orlando a souligné les principaux avantages de cette politique, outre la réduction évidente des émissions. Tout d’abord, le revenu de base aiderait les familles en mettant de l’argent directement dans leur poche. De plus, il serait non partisan et représenterait un net avantage pour tout le monde, indépendamment de leurs opinions politiques. Il soutiendrait également les solutions de marché novatrices, en incitant les entreprises à fabriquer des produits qui réduisent les émissions des consommateurs, leur permettant ainsi de faire des économies en plus d’être plus compétitifs et rentables à long terme. Enfin, le revenu de base aurait la capacité d’augmenter de manière prévisible et progressive, ce qui le rendrait plus sain pour une économie en croissance et un marché fluctuant. Par son travail en tant que responsable de la sensibilisation internationale et canadienne pour le Lobby Climatique des Citoyens de Canada, Orlando a travaillé avec des centaines de citoyens pour qu’une version de ce projet de loi au Parlement impose 150 USD / tonne de carbone d’ici 2030. Bien qu’elle semblait très optimiste que le projet de loi serait adopté, elle a souligné que nous avons beaucoup de travail à faire: “Ces choses prennent du temps, mais nous n’avons pas le temps en cette crise climatique […] Nous devons nous assurer de ne pas perdre ce projet”.
Après les présentations des panélistes, les répondants de la communauté et les membres du public ont eu l’occasion de poser des questions. En réponse à la question de Vincent Duhamel de Justice Climatique Montréal sur les calculs et les critères exacts pour un revenu de base, Orlando a souligné que ces changements politiques peuvent prendre beaucoup de temps à se concrétiser. Le mieux que nous puissions faire en tant que citoyens, a-t-elle dit, consiste à contacter nos représentants et à faire entendre nos demandes. De nombreuses autres questions ont suivi, approfondissant les détails d’un revenu garanti et de ses effets sur différents groupes de personnes. En réponse à notre question sur la manière dont un revenu de base aiderait à réduire la consommation excessive, Rainer et Orlando se sont entendus pour dire que le revenu de base serait «comme un sentiment de calme» puisqu’il assurerait la sécurité des personnes et constituerait une base sur laquelle les personnes pourraient se développer et prendre de meilleures décisions financières et environnementales. Paul Clark, d’Action Réfugiés Montréal, a posé une question importante: comment le revenu de base affecterait-il les demandeurs d’asile au Canada? À nouveau, Orlando a souligné que le parlement pourrait prendre du temps pour définir les détails exacts ainsi que les bénéficiaires de la politique, mais les deux experts ont convenu que le revenu de base devrait représenter un droit humain et ne devrait pas être limité. Comme l’a mentionné Rainer, «Que vous soyez un réfugié, un immigrant ou un Canadien, si vous êtes au Canada, il devrait y avoir un système mis en place pour vous aider avec les choses dont vous avez besoin».
De nombreuses discussions ont suivi, mais un membre de l’audience a posé une question particulièrement pertinente vers la fin de l’événement: que faisons-nous si c’est la première fois que nous entendons parler de cela et désirons participer à ce projet? La réponse à cette question est à la fois simple, mais nuancée. Comme Rainer, Orlando et Mah l’ont fait remarquer, les points d’entrée dans la lutte pour un monde plus juste et plus libre sont multiples. Certains s’impliquent en politique, d’autres luttent pour des initiatives plus vertes au travail et à l’école, tandis que d’autres assistent à des événements comme celui-ci pour aider la communauté à mieux comprendre ces sujets et former leur opinions. Toutefois, ce qui unit tous ces efforts, est le désir et la conviction de réparer ce qui est brisé. Comme l’a dit Rainer, «nous avons la capacité de fournir à tout le monde. Avons-nous la volonté? “
Si vous lisez ceci et avez l’impression que nous avons cette volonté ici au Québec, nous espérons que vous nous contacterez pour nous aider à créer un revenu de base afin de faire notre part pour aider notre population, nos familles et notre planète.